mardi 6 octobre 2015

Je m'appelle Youssou


Je m'appelle Youssou.
Il ne faut pas le dire, que je m'appelle Youssou, parce que c'est mon vrai nom. 
Je dis que je m'appelle Mamadou, ça passe bien "Mamadou", quand on est noir et qu'on vend des trucs de Noirs.
Je vends des trucs de Noirs parce que sinon, je peux pas manger.
J'ai fait ça, il y a quelques années, quand j'ai étudié à Namur. Mais là, j'avais le droit, j'avais même un étal. J'avais un visa d'études et le droit de travailler un peu pour me payer ma colocation et de quoi me nourrir. La France a pas voulu, la Belgique si. J'y ai étudié le droit. Maintenant, dans mon pays, je pourrais être avocat.
Mais je me demande avocat de quoi. Avocat de trafiquants ou avocat de victimes, de toute manière, dans mon pays, quand j'y suis retourné, la justice n'existait plus. Alors je ne peux pas être avocat. Je ne peux pas "être" tout court. C'est pour ça que j'ai fui. Parce qu'y vivre était synonyme d'y mourir, parce que même les cauchemars les pires sont parfois plus doux que ce que l'on y voit, dans mon pays.

Je m'appelle Mamadou, pour toi qui m'achètes un sac en faux cuir à 15€ ou des lunettes à 5€. Tu me tutoies parce que tu penses que je ne vaux rien, un peu comme mes sacs. On ne se connaît pas, pourtant. Tu me tutoies parce que tu penses que dans ma culture, c'est comme ça. Tu me tutoies parce que tu penses que tu peux mieux marchander, comme ça.
Et qu'est-ce que tu vois ? Tu vois un Noir qui vend des trucs de Noirs, certainement parce qu'il ne sait rien faire d'autre, le pauvre. Tu vois un Noir discret, aussi lisse qu'une belle mangue bien mûre, sans histoire et qui vient gagner illégalement son pain pour nourrir ses 3 femmes et ses 8 enfants qui crèchent entassés dans un taudis de la banlieue la plus proche. Et tu as tort.


Evidemment que tu as tort. Parce que ce que tu ne sais pas, quand tu me demandes de couper par deux le prix des lunettes que tu mets 20mn à choisir, c'est que je suis là parce que sinon je serais mort. Tu ne sais pas que si je suis là, c'est que j'ai vécu l'horreur, d'abord dans mon pays, mais aussi dans ce cargo que j'ai "emprunté" en me laissant enfermer dans un container sans air. Tu ne sais pas que j'ai failli y crever comme un rat que j'étais. Tu ne sais pas que les passeurs m'ont tout pris, mon argent, mon honneur, ma dignité. Tu ne sais pas que les miens ont péri ; que de famille, il  ne me reste plus qu'une sœur dont les enfants meurent de faim et à qui j'envoie un peu de l'argent que je gagne pour qu'elle puisse les nourrir. Non, ça, tu ne le sais pas.
Lorsque tu me vois, tu ne sais pas que je suis diplômé de l'université de droit d'une ville belge. Tu penses que je suis analphabète et tu me parles même parfois comme à un déficient mental à qui il faudrait du temps pour assimiler les syllabes. Pire, tu es probablement loin de penser que je suis quelqu'un de bien. En fait, peut-être es-tu même à des années lumières de penser que je suis quelqu'un.

Je m'appelle Mamadou, celui qui a presque tout perdu, même son nom de peur qu'on ne le renvoie d'où il vient et où il ne pourrait plus rien faire pour les siens. On ne m'a pas encore volé mon corps, et il me reste mon âme. En songe, je me vois parfois être quelqu'un. Quelqu'un qui pourrait vivre dans le confort simple d'une identité, en toute légalité. Quelqu'un qu'on pourrait regarder en le voyant tel qu'il est : un humain, de la tête aux pieds. Quelqu'un qui aurait le droit de rêver.

Je m'appelle Mamadou, celui qui ne sourit que trop peu. Lorsque tu me croiseras, la prochaine fois, souviens-toi de ça : j'ai encore une âme, elle, ne s’éteint pas. Alors souris-moi, regarde-moi comme toi, et alors sans doute pourrais-je sourire aussi, moi.









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