mercredi 24 juin 2015

Le miroir



- Non, désolée, je n'ai pas de monnaie...
Voilà ce qu'il arrive que l'on réponde à la question "Hé, Madame, t'aurais pas une p'tite pièce ?", quand on veut bien répondre...
Et puis on poursuit son chemin, un peu honteuse d'avoir menti, de n'avoir pas dit : "ben si, mais j'ai pas envie de m'arrêter/t'en donner !" qui est la vérité.

Je me rappelle m'être assise à côté de Juan, il y a des années, pour papoter 5 minutes avec lui. Ensuite, à chaque fois qu'on se croisait, on échangeait quelques mots en espagnol, sa langue natale. Juan puait. Juan empestait grave la crasse, la vinasse, l'urine... Mais Juan était vivant : un cœur battait derrière sa saleté, un cerveau fonctionnait sous ses cheveux huileux, une âme brillait derrière ses yeux fatigués.
Parfois, Juan ne me reconnaissait pas, trop embué par l'alcool. Parfois, il était avec des "copains" ; je m'asseyais et bavardais avec eux. Il n'était point question de philosophie ni de grandes théories, il était juste question d'humanité.
Et Juan ne me demandait jamais un sou. Une fois, même, je lui en ai proposé et il a refusé. Juan n'avait pas besoin d'argent, Juan avait juste besoin d'exister. Étonnamment, quand j'étais avec lui, je me sentais tellement exister moi-même...

"Mi amigo Juan", je ne l'ai plus jamais revu. Mes habitudes ont changé, je ne l'ai plus croisé. Qui sait ce qu'il est devenu ?
Et quand je croise un autre Juan dans la rue, depuis, malgré la compassion, malgré l'envie, je ne m'arrête presque plus. J'ai peur, je suis gênée, je suis "pressée".
Souvent, je lance un "non, désolée..." ou je donne une pièce rapidement même si c'est en souriant, et seulement rarement je m'arrête et échange 3 mots.

Aujourd'hui, je ne suis pas sûre de savoir pourquoi cela a tant changé en moi. Pourquoi cette peur ? Pourquoi cette réticence à donner ? Pourquoi cette appréhension de partager ? Quelle attitude chez l'autre fait que je n'ai plus cet élan ? Quelle attitude chez moi ?
Peut-être est-ce ce que l'autre me fait ressentir. Peut-être cherché-je à fuir la peur de me retrouver face à moi-même, en me retrouvant face à l'autre... Peut-être ai-je peur d'exister.
Juan était un bon gars, avec lui, je me sentais de m'asseoir et de papoter, je n'avais pas peur.
Et pourtant, aujourd'hui, il y a plein de Juan dans les rues. De bonnes personnes, un peu en morceaux et qui n'attendent qu'un truc : exister. Et je ne vois en elles que des personnes potentiellement dangereuses et menaçantes. Alors qu'elles sont moi. Alors que je suis elles. Alors que si j'avais vécu tout pareil qu'elles, de la même manière, avec la même intensité, je serais exactement à la même place qu'elles. Je trouverais les mêmes solutions à mon mal-être, j'interpellerais de la même manière les passants, je chercherais de la même façon l'attention.

Alors tiens, et si, de mon côté du miroir, je n'avais plus peur ? Peur de l'autre ? Peur de moi ? Et si je m'approchais de nouveau ? Et si je le laissais exister, pleinement, ouvertement, humainement, cet autre qui brille tout autant ? Et si je le laissais, l'autre, me faire exister moi aussi ?





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