mardi 16 février 2016

La fin annoncée de Quasimodo


Allez, je te vois venir, tu vas monter sur tes grands chevaux... Dis pas non, je te vois déjà sur tes petits. Tu vas dire que j'exagère, toussa, que c'est n'importe quoi...
Alors oui, j'exagère et non, c'est pas n'importe quoi. L'exagération, d'abord, ça sert à dire des trucs en grossissant le trait pour être bien certain que tu comprennes. C'est un peu comme parler un peu fort quand on t'as peur qu'on t'entende pas ou écrire en gros "NE PAS DERANGER" sur la porte pour qu'on le voie bien. C'est pour être sûr, quoi.
Donc, même si mon regard sur moi-même est très exigeant et la plupart du temps réprobateur, il s'agit ici d'une image, d'une métaphore, limite une allégorie, OK ?? C'est bon ? Je peux y aller ? Bon... 

Alors me revoilà avec mon sein à moi, celui qui n'est plus là. Enfin si... mais non... mais si ? Pfff... Il fait genre il est là mais en fait, il est plus là. Il était parti, rappelle-toi, il y a presque 2 ans de cela. Et là, qu'est-ce que tu vois ? Eh bien de loin, rien du tout. Nada. Chipette. Walou. Que dalle... Rien de rien. Tu en douterais même si on te le disait. Mais de près par contre... Si tu te mets pile face à moi et que tu me regardes tout droit dans les seins, il suffit que j'aie pas tout misé sur la symétrie le matin, pas décuvé de la veille ou que j'aie été un peu pressée en installant tout ça, et paf ! tu vois qu'ils ne sont pas alignés ou pas de la même taille. Heureusement que j'ai les cheveux longs, moi, alors ! Parce que comment je pourrais te camoufler ça, hein ?
Alors évidemment, tu vas me dire qu'on ne me regarde pas les nibards de manière trop insistante et qu'il est assez peu probable qu'on y voie autre chose que du feu. Certes. Mais tout de même. Imagine que parfois, ça donne un truc du genre Guernica, et que ça se voit.
Mais surtout, je le vois, MOI. Et c'est bien là le problème.

Parce que depuis la dernière fois où je te racontais l'art du camouflage ès nichons, eh bien la donne a commencé à changer. Devine quoi : On me l'a fait repousser.
Hey, mais pas repousser littéralement, hein. On n'a pas mis une petite graine de néné qu'on a bien arrosée, hein. Pffff ! N'importe quoi !
Non, on a trituré la p'tite dame après lui avoir "balancé un apéro" bien corsé et quand elle s'est réveillée, non seulement elle morflait sa mère, mais en plus, elle avait une bossinette toute neuve qui lui faisait un pseudo relief là où quelques heures plus tôt la platitude la plus littérale pouvait s'observer sans forcer. En même temps, elle l'avait bien cherché, la p'tite dame. Elle avait tout fait pour y arriver, à ce cabossé. Entre la kiné, les consultations, les étirements et tutti cuanti, elle avait tout préparé. Depuis un an. Alors elle va pas se plaindre, hein, la p'tite dame !
Ben non, et d'ailleurs, elle se plaint pas. Mais juste... elle comprend pas.

Elle comprend pas qu'elle en soit là.

Mais avant de continuer, il faut que je t'explique un peu le truc, parce que sauf si tu y es confronté(e) directement ou indirectement, il y a peu de chances que tu connaisses le comment de la chose.
Après une mastectomie, il y a plusieurs reconstructions mammaires possibles.
Si tu as une bonne culotte de cheval, bonne nouvelle, on peut te prélever du gras de là en-bas pour te le réinjecter là-haut (et non, les filles, les donneuses ne sont pas autorisées !). Ou alors, on peut te piquer un bout de ton grand dorsal et de lambeau de peau associé et les faire migrer en lieu et place de feu ton sein disparu.
Enfin, on peut encore te poser une prothèse mammaire tout ce qu'il y a de plus siliconé.
Dans les deux premiers cas décrits, la pose d'une prothèse n'est pas exclue en fonction de l'avancée du chantier et du résultat attendus. De plus, ils peuvent être compromis s'il y a eu au préalable une radiothérapie.
Le choix de la méthode va dépendre de : la taille de nibard visée (en général, pour bien faire, la même que le pote qui est resté), si tu as assez de réserves de graisses dans les cuissots ou encore si tu as ou non subi un traitement de radiothérapie. 

Au vu des caractéristiques spécifiques me concernant (pas assez de graisse - pour une fois !! Tu y crois à ça ????-, radiothérapie et taille visée), j'ai assez logiquement opté pour la prothèse.
Le processus est alors la pose d'un expandeur et la construction d'un galbe par des points internes, lors d'une première intervention chirurgicale. L'expandeur est une poche vide placée sous le grand pectoral, et qui sera remplie progressivement de sérum physiologique les semaines et mois qui suivent l'intervention pour s'approcher le plus possible de la taille souhaitée (au plus près de la taille de l'autre sein). L'intérêt de faire ça de manière progressive est d'étirer lentement le grand pectoral et la peau, ces deux-là ayant été fortement irradiés et n'ayant plus la même élasticité que des tissus "intactes", et de limiter la douleur associée.
Une fois la taille souhaitée atteinte ou presque, moultes morflages plus tard donc, on programme une deuxième intervention pour ôter l'expandeur et le remplacer par une prothèse mammaire en silicone bien banale mais qui a l'avantage de ressembler à un sein, pas à une bosse, ELLE. En parallèle à ça, on te "retouche" l'autre sein, histoire qu'il ne fasse pas trop grise mine à côté de son pote tout neuf, et, emballé c'est pesé, tu sors des limbes bien gazée MAIS remodelée (tout n'est pas fini mais je t'épargnerai les deux étapes d'après, quelques mois plus tard, visant à peaufiner le boulot).

Voilà. Maintenant que tu as ton certificat ès reconstructions mammaires, je continue .

Je disais donc qu'elle comprenait pas, la p'tite dame.

Plus on lui a fait "grossir" la bossinette, plus elle s'est sentie transformée. Mais pas que de l'extérieur où la bosse n'évoque ni de près ni de loin un sein en devenir, mais aussi de l'intérieur où le chaos s'est fait de plus en plus ressentir
Alors, la douleur n'a pas toujours été sans impact sur l'humeur, c'est un fait. Cela dit, elle n'a pas été constante. Cela n'explique donc pas complètement le caractère de plus en plus présent du malaise.
Par contre, ce qui est allé crescendo, c'est cette tentative de la bosse pour ressembler à un ersatz de pseudo brouillon de sein.
Et autant avant, n'avoir plus rien était assez moche mais plutôt facile à déguiser en ventousant la wonder prothèse de ouf dans une lingerie normale, autant le pendant et l'après sont devenus compliqués à gérer. Out la lingerie sympa ! Et à donf le calibrage journalier !
La p'tite bosse s'est transformée petit à petit en plus grosse bosse, donc fallait sans arrêt s'adapter, mais n'a jamais réussi de près ou de loin à ressembler à celle d'à-côté. "Normal !" me diras-tu "C'est pas un vrai !". Ben oui, normal ! C'est même pas ce à quoi ça va finir par ressembler au final ! C'est sûr... Mais quand même, c'est pas très rigolo de se voir transformée du buste de la sorte, sachant en plus que tout va finir par être fake : le nouveau truc tout neuf, ET l'ancien qui va être retouché. "Mais Madame, ne vous en faites pas, ce sera plus joli que maintenant et puis là vous allez redevenir équilibrée !", me dit le plus innocemment du monde et pour me rassurer la chirurgienne qui me voit en train de faire la tronche à l'idée de perdre mon survivant et VRAI sein. Alors primo : même pas vexant, du tout, même pas mal, mais bien pris dans les dents néanmoins, merci madame la chirurgienne, et deuzio : Moi ? "Équilibrée" ?? Really ???

Bref, plus l'échéance de la prochaine intervention approche, plus je vis les émotions avec une intensité proprement sismique. Je me prépare à être une autre moi à l'extérieur, et ça me chahute grave à l'intérieur. Evidemment, c'est dans le "bon sens" puisque c'est la reconstruction. Bien sûr que c'est le début de la fin ! Mais bordel ! C'que ça décoiffe !
Et quand tu sais que tout ce qui se passe à l'extérieur se passe AUSSI à l'intérieur, ben imagine le bordel !! Pfiou !
Et puis moi, je m'y étais habituée à être une Quasimodo ! Et puis je l'aime, mon sein-de-mon-âge-qui-a-le-droit-de-pas-être-de-la-toute-première-jeunesse !! OK, c'était bizarre , cette asymétrie, mais c'était 100% de ce qui restait de moi ! All genuine ! What else ?

Mais bon, j'ai choisi, hein... Alors là, je me prépare à glisser doucement vers un autre état, une autre moi. Je me vois vivre ce par quoi doit probablement passer la chenille avant de devenir un papillon : le passage vers un ailleurs tout à fait inconnu qui ressemble à la mort. Le vécu d'un deuil étrange, celui de soi-même. La chenille ne meurt pas, mais n'existe plus en tant que telle, elle est tout autre, elle est papillon... Sauf qu'elle ne sait pas à l'avance qu'elle va être papillon. Elle sent juste que quelque chose meurt, et ça lui fait peur.

Comme elle, je me prépare à glisser doucement vers un autre monde que je ne connais pas. La mort d'un état. Quasimodo, alors, trépassera, mais je ne sais pas encore pour quoi. J'espère juste que le résultat donnera quelque chose de sympa...

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