Chère lectrice, cher lecteur, une fois n’est pas coutume, aujourd’hui je vais te parler de moi.
Pas de moi en indirect, pas de moi avec mes réflexions sorties du chapeau, pas de moi à travers mes coups de cœurs ou mes coups de folies. Non, là, je vais m’épancher impudiquement, me mettre à nu éhontément. Là, le sujet du jour, c’est moi.
« Mais pourquoi elle fait ça ? » te demanderas-tu… « Eh bien je ne sais pas. » te répondrai-je. Peut-être est-ce une phase nécessaire et obligée, un lieu incontournable par lequel je dois absolument passer pour aller là où la vie m’amène.
Si tu es OK pour rester, installe-toi confortablement et respire profondément. Je vais te raconter une histoire, l’histoire de la vie qui me rappelle à l’ordre, qui me secoue gentiment par la manche et me dit « Eh oooooh ! On s’arrête deux minutes ! On fait une petite pause et on discute, tu veux bien ? ».
Mais juste avant de démarrer, je vais te raconter cette analogie que faisait cet homme qui avait beaucoup souffert dans la vie, et qui en était reconnaissant. Il disait que la souffrance dans la vie, c'est comme la main d'un ami qui vient te secouer dans ton sommeil pendant que ta maison brûle : elle te secoue un peu, et si tu ne te réveilles pas, elle secoue plus fort jusqu'à ce que tu te réveilles et que tu finisses par sortir de la maison au lieu de mourir dans les flammes... Intéressant, n'est-il pas ?
Allez, à moi, j'y vais.
Il y a quelques temps déjà, mon amie, ma tendre amie Marie, mon témoin de mariage, ma confidente et complice de bien de moments intimes passés ensemble, m’annonce lors d’un de ces coups de fils un peu éloignés que nous arrivons à maintenir depuis que nous n’habitons plus la même ville qu’elle est atteinte du cancer du sein, et que celui-ci semble être un de ceux qui ne laissent pas tranquille. Mon cœur se déchire, ma tête explose et tout commence ici.
Alors que Marie lutte et que je ne sais comment lui apporter mon soutien à distance, je sens poindre un léger signal. Ma vie, à ce moment-là, est partagée entre la famille, la maison, et un malaise grandissant du côté du travail. Le déséquilibre s’installe et c’est peu à peu toutes les sphères de ma vie qui sont touchées. Ma vie ? Tiens, parlons-en de celle-là ! Mais pourquoi n’est-elle alors pas plus simple ? Pourquoi tout n’est-il pas une longue promenade douce et printanière ? « Parce que tu as des choses à apprendre, ma fille, et que ces choses s’apprennent aussi en passant par des moments comme ceux-là » me dis-je. « Oué mais quand même ! Ca pourrait être un peu plus doux ! » me réponds-je… Et puis les allers-retours entre « mais pourquoi ? » et « c’est bien ainsi » se font plus fréquents.
L’annonce de deux autres cancers du sein, dans mon entourage, se fait entendre et le signal retentit de nouveau. Un peu lointain encore, il laisse encore la place au déni, au « Mais non, je psychote ! ». Et pourtant, je vois de plus en plus la petite lumière rouge clignotante quelque part dans mon être, j’entends la sirène lointaine de mon âme. Puis arrive ce jour où, après cette mammographie que j'ai demandée "juste pour vérifier", le médecin m’annonce que j’ai un « carcinome canalaire infiltrant » au sein droit. Je n’entends pas la suite, je ne comprends pas tout. Je lui demande de répéter sa dernière phrase que je n’ai pas réussi à déchiffrer. Elle me répète le diagnostic et me rassure : celui-là n’est pas si méchant, je devrais garder mon sein et pouvoir échapper à la chimiothérapie. Ma tête entend et s’interroge : « La quoi ? Mais on parle de moi, là ? » et en même temps, quelque part à l’intérieur de moi, une voix me dit : « Voilà, c’est là, maintenant tu le sais vraiment. A toi de jouer, je suis avec toi »…
Les examens s’enchaînent et le diagnostic se modifie : il y a plusieurs tumeurs, la mastectomie est finalement inévitable. Le temps suspend son vol. Mon corps va être modifié et tout ne tourne plus qu’autour de mon sein avant qu’il ne disparaisse. Accueillir la nouvelle, se préparer...
Et puis… l’incroyable se produit. Petit à petit, je SAIS que c’est le début d’une nouvelle vie. Je SENS que cette maladie est une alliée. Entourée d'amour par mon mari, mes enfants, ma maman, mes amis, ma famille, soutenue par la sympathie de mes collègues, je me sens même si légère que je suis presque euphorique à mon entrée à la clinique. Choyée par les infirmières, chouchoutée par les aides-soignantes, entourée de dessins de mes enfants dans ma chambre que j'ai soigneusement décorée, je ne crains rien, je suis invincible. Une fois l’opération effectuée, même mon nouvel aspect ne me fait pas redescendre de mon nuage. J’ai toujours cette certitude : j’ai rendez-vous avec mon âme.
Après cela, le retour à la maison, l’apprentissage de l’asymétrie, le retour du quotidien. Et si parfois je me dis que j’ai dû rêver, que rien de tout ça n’est arrivé, mon reflet dans le miroir me rappelle à la réalité. Tout se passe un peu bizarrement, un peu comme dans un monde parallèle. Ma certitude est toujours là mais l’énergie n’est plus la même. L’inconfort s’installe, la difficulté pointe son nez… Tout est comme avant, mais rien n’est comme avant. Et je réalise qu’en fait, le monde n’a pas changé. Moi si. Et cette nouvelle moi se retrouve toute confuse dans une vie qui ne veut plus de cette ancienne moi. Mon être profond se réveille et se révèle. Il tente la sortie de sa chrysalide, et comme toute éclosion, le processus est lent et laborieux, voire difficile et douloureux.
Et puis… la mort de Marie.
A la tristesse se mêle la culpabilité d’être en vie : moi j’ai survécu, pas elle. Moi j’ai la chance d’y échapper, pas elle. Moi je vais pouvoir voir mes enfants grandir, pas elle…
Douleur de l’injustice, épreuve de l’inéluctabilité…
Et puis, la « suite » arrive, j’échappe à la chimio mais pas à la radiothérapie qui cadence mes journées pendant ces cinq semaines interminables pendant lesquelles je me dis des «allez, dis-toi que c’est un mal pour un bien !» censés me faire positiver.
Ensuite, la fin vient signer le début, le début arrive à la fin. Après toute cette action, les examens, la chirurgie, la radio, le calme arrive, et avec lui, la vie reprend son cours…
- « Reprend », dis-tu ?
- Euh… oui, pourquoi ?
- Parce qu’elle n’a pas « repris », n’est-ce pas ?
- Oui… c’est vrai. En fait, elle ne s’est jamais arrêtée. »
Non, la vie ne s’est pas arrêtée. Elle a juste fait un petit détour. Elle a juste montré qu’il y avait d’autres chemins possibles, que continuer de la même façon n’était très probablement pas une bonne idée. Elle m'a secouée pour me dire que la maison était en flammes. Voilà, ce qu’elle a fait, la vie.
Et c’est là qu’est le début.
Parce que lorsque le médecin t’annonce la nouvelle de la maladie, il ne te dit pas que c’est un préambule. Il te dit qu’il va falloir être courageuse pour l’opération, qu’il va falloir être forte. Le mien m’a aussi assuré que je guérirais. Il avait raison pour tout ça, cela dit il a juste omis une petite chose. Il ne m’a pas dit qu’après tout ça, ce serait loin d’être fini. Il ne m’a pas dit que la vie d’après serait aussi tourmentée. Il ne m’a pas dit que la fatigue s’installerait et que je ne comprendrais pas pourquoi, moi qui suis « sauvée ». Il ne m’a pas dit que je ne me reconnaîtrais pas.
Je pense savoir pourquoi il ne m’a pas dit tout ça et ce n’est pas parce qu’il ne le sait pas. C’est parce qu’il sait que chaque chose vient à son heure, et qu’en parler avant que cela n’arrive peut déranger le cours des choses, faire peur. Il a donc bien fait.
Cela dit, je me retrouve maintenant à "gérer".
Gérer cette molécule dans mon corps, celle que je dois prendre tous les jours maintenant pendant 5 ans et qui rajoute à mon trouble, par ses effets secondaires.
Gérer la fatigue, les coups de blues, les coups de gueule, toutes ces variations dont je ne sais pas si elles sont provoquées par mon traitement ou par le "contre-coup"...
Gérer ce que provoque en moi ce nouveau décès provoqué par le cancer, celui d’une autre jeune maman de mon entourage dont le bébé ne se souviendra pas les sourires. Gérer cette culpabilité d'exister.
J'ai l'impression d'apprendre ou plutôt de réapprendre. Et tout comme l'enfant qui trébuche à ses premiers pas, l'apprentissage ne se fait pas sans heurts. Moi aussi je tombe, je me relève, je retombe... Parfois je tombe même si fort que j'ai du mal à me relever tout de suite, alors je reste un peu par terre, j'attends de refaire le plein d'énergie. Et à l'instar de l'enfant qui ne renonce pas à son autonomie, je me relève et je réessaie.
Et puis me relever est absolument indispensable parce que j'ai un truc à honorer, tu te rappelles ? J'ai rendez-vous avec mon âme, et je sais bien qu'un jour je vais être capable d'y aller.
Voilà, chère lectrice, cher lecteur. Mon histoire écrite se termine ici. Elle se poursuit dans mon présent, dans la vraie vie. Et d'ailleurs, je vais te souffler un petit truc à l'oreille : tu en fais partie.
Me voici écrivant mes humeurs, mes envies. Me voici jouant avec les mots, avec les tournures, avec les syntaxes, me faisant plaisir à lancer un sujet par-ci, un verbe par-là. Et même si je le fais avant tout pour moi, c'est probablement aussi parce que tu es là que j'écris tout ça. Et c'est très certainement comme ça que je vais y arriver, à être ma nouvelle moi.